Une consultation pas comme les autres
De notre correspondant en France
AU MOIS de juin dernier, les Témoins de Jéhovah ont distribué en France la brochure intitulée “Les Témoins de Jéhovah et la question du sang”. Cette entreprise passionnante s’est effectuée auprès du corps médical et dans les milieux juridiques. Le projet était d’envergure, puisqu’il y a dans ce pays environ 80 000 médecins et environ 200 000 infirmières.
Ces visites ont suscité toutes sortes de réactions, mais laissez-moi vous faire part de l’intéressant entretien que mon médecin de famille a bien voulu m’accorder. Participant moi-même à cette diffusion, je me rendis en premier lieu au cabinet de ce médecin, situé non loin de mon domicile. Tout au long du chemin, je ne cessais de réfléchir aux termes qu’il me faudrait utiliser pour présenter efficacement la brochure et le dépliant qui l’accompagnait. J’étais si absorbé dans mes pensées que je ne me rendis même pas compte que j’avais déjà gravi les deux étages de l’immeuble où je devais me rendre. Je fus introduit dans la salle d’attente, et, quelques instants plus tard, je me trouvais en face de mon interlocuteur. Nous nous connaissions depuis des années, car ce médecin m’avait soigné depuis mon enfance.
Après lui avoir remis brièvement la brochure et le dépliant, le docteur m’invita à m’asseoir et me déclara aimablement:
“Vous savez, ce n’est pas la première fois que nous abordons ensemble ce délicat problème, et je suis le premier à admettre que les transfusions sanguines ne sont pas sans risques, mais vous avouerez que vous ne facilitez pas la tâche des médecins.”
“J’apprécie votre franchise, lui répondis-je, mais puisque vous avez la gentillesse de me recevoir quelques instants, j’aimerais vous demander votre avis sur certaines questions, si vous me le permettez.”
“Je veux bien, dit-il en regardant sa montre, puisque mon prochain consultant est en retard.”
“D’abord, pourriez-vous me préciser à quelles obligations un médecin est tenu à l’égard de son malade?”
“Vous abordez là un sujet qui m’a toujours passionné”, répondit mon interlocuteur qui, après un instant de réflexion, pivota sur son fauteuil, allongea le bras et sortit un ouvrage de sa bibliothèque de travail.
“Tenez! Voici le Code de déontologie. Il définit en quelque sorte la morale de notre profession médicale.” Feuilletant avec précision l’ouvrage, il me dit: “Les articles 2 et 3 répondent clairement à votre question: ‘Le respect de la vie et de la personne humaine constitue en toute circonstance le devoir primordial du médecin.’ ‘Le médecin doit soigner avec la même conscience tous ses malades, quels que soient leur condition, leur nationalité, leur religion, leur réputation et les sentiments qu’ils lui inspirent.’”
Heureux de pouvoir obtenir ces renseignements, je m’empressai de demander: “À votre avis, quels liens unissent le malade à son médecin? Est-il exagéré de parler de ‘contrat médical’?”
Pensif, il me dit: “À l’époque où je faisais mes études de médecine, un célèbre arrêt de la Cour de cassation du 20 mai 1936 a défini ce qu’il est convenu d’appeler le ‘contrat médical’. J’ai d’ailleurs conservé ce texte dans mes dossiers.” Mon médecin tira alors un classeur de son secrétaire, et me fit cette lecture: “Il se forme entre le médecin et son malade un véritable contrat comportant pour le praticien l’engagement, sinon bien évidemment de guérir le malade, du moins de lui donner les soins consciencieux, attentifs et, réserves faites de circonstances exceptionnelles, conformes aux données acquises de la science.”
“Dans un tel contrat, enchaînai-je, le patient peut-il refuser tel ou tel traitement médical ou certains soins?”
“En guise de réponse, je vous dirai que j’ai assisté en 1935 au premier Congrès international de Morale. Je me rappelle encore très bien les interventions de J. Vidal et de J.-P. Carlotti qui pensaient exactement ceci: ‘Il peut arriver que le malade refuse l’acte thérapeutique. La conduite du médecin est alors toute tracée; il ne peut pas passer outre, même si l’abstention thérapeutique doit conduire à un désastre.’ Néanmoins, je vous précise, ajouta mon médecin en feuilletant un autre ouvrage, que l’article 32 du Code de déontologie du 28 novembre 1955 impose au médecin de solliciter cet accord, de s’efforcer de l’obtenir en convainquant les parents si besoin est.”
“Alors, le médecin se trouve finalement devant un dilemme, lorsqu’un malade refuse de donner son consentement à un traitement particulier!”
“Effectivement! Selon le professeur M. Merger, de l’Académie Nationale de Médecine, ‘si le Code de déontologie médicale stipule que le respect de la vie et de la personne est le devoir primordial, on peut se demander jusqu’à quel point on peut admettre que cette conservation coûte que coûte se fasse au détriment de la seule chose dont puisse jouir un homme: la liberté individuelle. Le respect de cette liberté individuelle s’impose à tout médecin digne de ce nom, qui se doit de respecter la libre décision prise dans une conscience claire’.”
“À votre avis, quelles sont les limites de ce qu’on appelle le ‘droit de guérir’?”
“Certains juristes, me répondit-il, vont très loin et pensent que le médecin doit toujours intervenir. Ils parlent du ‘droit’ et même du ‘devoir’ de guérir. Voici par exemple une citation du professeur Huguenet, reproduite par le Conseil National de l’Ordre des médecins dans le Bulletin du 1er mars 1952: ‘Que le droit de guérir (...) ne soit pas inscrit dans la loi, c’est vrai, et je crois même qu’il serait dangereux de l’y inscrire, mais qu’importe que la loi ne l’ait pas expressément consacré, l’essentiel c’est qu’elle le tolère dans les hypothèses où l’humanité le réclame (...). Pour sauver la vie ou même la santé d’un homme, un médecin a donc le droit de sacrifier ce que j’appellerais des biens inférieurs, de porter atteinte à sa liberté.’”
“Mais pensez-vous que cette conception fasse l’unanimité parmi les médecins et les juristes?”
“Non, bien sûr. D’ailleurs, le doyen R. Savatier n’était pas du tout d’accord lorsqu’il a déclaré: ‘Cette conception est absolument contraire à la règle juridique fondamentale de l’indisponibilité de la personne humaine, et si ces médecins parlent du devoir de guérir, ils ne disent pas qui répondrait de l’échec.’ J’ajouterai à cette opinion celle du Conseil National de l’Ordre qui, citant N. Kornprobst, écrivit en 1972: ‘La liberté du malade ici encore doit être un principe absolu. Aucun individu ne peut être contraint à subir un traitement. Il n’y a pas de “droit de guérir” qui permettrait de porter atteinte à la liberté, à la tranquillité, à l’intégrité physique de quelqu’un pour sauver sa vie.’”
“Je vous remercie, docteur, de toutes ces précisions, mais j’ai encore une question: À votre avis, le médecin peut-il respecter sans problème les convictions religieuses de son patient, et éventuellement son refus d’un traitement particulier?”
“C’est là tout le problème, reconnut mon médecin. Aujourd’hui, bien qu’aucune solution ne fasse encore l’unanimité, une tendance semble néanmoins se dégager en faveur du respect des convictions religieuses. J’ai d’ailleurs toute une documentation à ce sujet.” Consultant un autre ouvrage à portée de sa main, il poursuivit: “À propos de la question des transfusions sanguines, le professeur G. Arnulf, pour ne citer que lui, déclara: ‘D’une façon formelle, je n’accepterai jamais de faire en cachette des transfusions à des gens qui ne le veulent pas; il n’y a d’ailleurs pas que les Témoins de Jéhovah qui les refusent. Donc, [il ne faut] jamais tromper ni le malade, ni la famille, ce serait, à mon avis, la pire des solutions.’ Puisque vous êtes intéressé par cet aspect du problème, voici une autre opinion, celle de Monsieur Y. Thepaut, journaliste, qui a émis la réserve suivante: ‘Il faut tout de même que les objections présentées par le malade, quant à l’emploi d’un traitement ou la nécessité d’une intervention déterminée, présentent un caractère sérieux et ne soient pas le résultat d’un simple caprice ou d’une vague crainte que le praticien serait tenté de négliger.’ Le 15 octobre 1972, à l’occasion du onzième congrès des médecins catholiques, j’ai entendu le professeur Marin affirmer que ‘le malade qui, informé de la gravité de son état, refuse une transfusion sanguine dont on lui a suffisamment expliqué qu’elle constituait la seule ressource thérapeutique dans son cas, nous paraît parfaitement digne d’être écouté. Rien n’autorise le médecin à passer outre sa décision, tout au moins tant que le malade est conscient et capable de discernement’. Cette sage attitude a d’ailleurs reçu l’appui de juristes éminents. Par exemple, M. Kornprobst a exprimé le point de vue suivant: ‘C’est le malade qui doit consentir évidemment et lui seul (...). Devant un refus délibéré le médecin doit s’abstenir; même si le malade retire son consentement au dernier moment, le médecin a, croyons-nous, le devoir de s’abstenir.’”
“Mais, demandai-je, s’il se conforme à la volonté du malade, le médecin ne s’expose-t-il pas à l’application de l’article 63 du Code pénal pour ‘défaut d’assistance à personne en péril’?”
“Votre question est très pertinente. Pour B. Chenot, président du Conseil d’État, l’article 63 parle d’abstention volontaire de porter secours. Or, ce n’est pas volontairement que le médecin s’abstient. Au contraire, il est prêt à intervenir. On retrouve cette opinion sous la plume d’Y. Thepaut: ‘Si le praticien se refuse, en définitive, à procéder à un traitement déterminé, ce refus n’aura pas un caractère volontaire puisqu’il sera la conséquence de l’attitude adoptée par le malade lui-même, ou par le parent présent.’ Enfin, il a été jugé ‘que le malade devant concourir à la sauvegarde de sa santé, son refus, sa mauvaise volonté ou ses négligences peuvent, selon le cas, faire écarter la responsabilité du médecin’.”
“Docteur, je ne voudrais pas abuser de votre temps, mais une dernière question me préoccupe: Le malade a-t-il le droit d’être informé sur un traitement particulier et sur les risques éventuels qu’il comporte?”
“C’est exact! La jurisprudence admet que ‘le médecin ou le chirurgien doit renseigner le malade sur son état et les dangers qui peuvent en résulter, et obtenir son consentement pour tout examen, traitement ou opération pouvant entraîner des dangers pour son intégrité corporelle après l’avoir averti de ces dangers’. Néanmoins, je tiens à préciser qu’il s’avère pratiquement très délicat de délimiter l’exercice du devoir de renseigner par rapport au devoir d’obtenir le consentement du malade. Dans un exposé sur le consentement du malade, prononcé devant l’Académie des Sciences morales et politiques, le professeur Portes affirmait avec justesse que ‘tout acte médical normal n’est, ne peut être et ne doit être qu’une confiance qui rejoint librement une conscience’.”
“Docteur, je suis conscient que ma décision d’obéir à Dieu en n’acceptant pas de sang peut poser certains problèmes. Mais avant de vous quitter, j’aimerais vous dire combien je serais heureux que vous puissiez examiner cette brochure Les Témoins de Jéhovah et la question du sang. Elle présente de manière détaillée les raisons bibliques de mon attitude, et les principes religieux et médicaux que nous sommes tous deux tenus de respecter. Cette brochure fournit aussi des renseignements précieux sur la façon dont certains chirurgiens ont réussi sur des Témoins de Jéhovah des opérations aussi délicates que des interventions à cœur ouvert, sans transfusion. Mais avant de prendre congé, je tiens à vous remercier, docteur, de m’avoir mieux fait comprendre l’équilibre délicat de la liberté du malade et de la conscience du médecin.”