D’où viennent nos expressions?
De notre correspondant en Rhodésie
“PAUVRE comme Job”, ou encore “quel capharnaüm!”. Voilà des expressions bien étranges pour quiconque n’est pas familiarisé avec la langue française!
Il faut convenir que les expressions idiomatiques et les proverbes teintent n’importe quelle langue d’une coloration particulière, outre qu’elles l’enrichissent d’un sens plus profond. L’idée d’abondance n’est-elle pas remarquablement rendue dans la description d’un pays “ruisselant de lait et de miel”? N’est-il pas évocateur de dire d’une personne placée devant un dilemme qu’elle est “prise entre deux feux”? Ou encore de dire de certaines initiatives importunes qu’elles reviennent à “enfoncer des portes ouvertes”?
Dire “ça me porte sur les nerfs” sera beaucoup plus expressif que de constater simplement qu’on vient de faire une expérience irritante. Il est également très évocateur de dire d’une personne à l’attitude ambiguë qu’elle “ménage la chèvre et le chou”.
Vous est-il arrivé de passer une mauvaise nuit pour avoir fait votre lit n’importe comment? Dans ce cas vous avez vérifié par vous-même la véracité du dicton “comme on fait son lit on se couche”.
Essayez de vous représenter ces personnages créés par Rabelais qu’étaient Pantagruel et son père Gargantua, géant mythique qui dès sa naissance avait besoin pour se nourrir du lait de 17 913 vaches, et vous comprendrez alors ce qu’on entend par un repas “pantagruélique” ou bien un appétit “gargantuesque”. Savez-vous qui était Damoclès? D’après la légende grecque, c’était un courtisan du roi Dionysos, qui flattait souvent le monarque à propos de ses richesses et du bonheur attaché à sa condition. Pour faire comprendre à Damoclès combien ce bonheur était précaire, le roi l’invita un jour à un banquet. Damoclès était attablé, une épée suspendue au-dessus de sa tête, mais cette épée n’était retenue que par un cheveu. C’est pourquoi on parle d’une “épée de Damoclès” pour décrire la situation d’une personne dont la vie ne tient qu’à un fil ou encore pour évoquer des circonstances particulièrement périlleuses.
Vous êtes-vous déjà interrogé sur l’origine de certaines expressions insolites? On en perçoit souvent mieux le sens profond quand on sait comment elles ont pris naissance.
L’apport de la Bible
D’aucuns seront peut-être surpris d’apprendre que les langues modernes ont fait de larges emprunts à la Bible, à travers les événements ou les personnages qu’elle mentionne. Ainsi, on appelle “moïse” une corbeille capitonnée qui sert de berceau. Ce nom provient évidemment de la substantivation du nom de Moïse qui, selon Exode 2:1-4, fut trouvé par la fille du pharaon dans une telle corbeille. Citons également l’expression “pauvre comme Job”, qui rappelle au lecteur de la Bible le cas du fidèle Job, dont le nom est aussi à l’origine du mot “jobard”, par allusion aux railleries que Job eut à subir de la part de ses amis et aux reproches que lui adressait sa femme. Ce personnage, qui semble avoir décidément frappé l’imagination du peuple, est encore à l’origine des expressions “monter le job à quelqu’un”, pour le duper, et “se monter le job” en parlant de quelqu’un qui se monte la tête. D’autres personnages bibliques ont donné naissance aux mots “jérémiade”, “nigaud”, “judas”, “ladrerie”, etc.
Le livre biblique d’Ézéchiel renferme une expression très juste qui illustre que les Israélites de l’Antiquité souffraient à cause des péchés commis par leurs ancêtres. Par le canal de son prophète Ézéchiel, Jéhovah Dieu cita le proverbe qui dit: “Les pères, eux, mangent des raisins verts, mais ce sont les dents des fils qui sont agacées.” — Ézéch. 18:1, 2.
Le sage roi Salomon, qui régna dans l’Antiquité sur Israël, évoqua la présence de “mouches mortes” dans l’huile du parfumeur pour illustrer les conséquences néfastes qu’“un peu de sottise” peut avoir sur la réputation d’une personne connue jusque-là pour “sa sagesse et sa gloire”. (Eccl. 10:1.) La Bible nous dit aussi que “celui qui retient sa baguette hait son fils”. (Prov. 13:24.) Elle parle également du petit oiseau qui divulgue les secrets (Eccl. 10:20). Le prophète Jérémie nous dit que de même qu’un léopard ne peut “changer ses taches”, de même les méchants sont incapables d’améliorer leur personnalité. — Jér. 13:23.
On dit parfois d’une vedette du spectacle qu’elle fait “crouler la salle” sous les applaudissements. Eh bien, l’expression eut une application littérale avec Samson, juge d’Israël, que les Philistins accablaient de sarcasmes. Samson était aveugle, mais un jeune garçon le fit approcher des deux colonnes qui soutenaient le vaste édifice où les spectateurs se pressaient par milliers. Au moment où la fête battait son plein, Samson se servit de la force que Dieu lui avait communiquée pour faire crouler les murs de la salle. — Juges 16:25-30.
D’autres origines
Pour décrire un lieu qui renferme beaucoup d’objets en désordre, on emploie volontiers le mot “capharnaüm”, du nom de la ville de Capernaüm, en Palestine, où se faisait un grand trafic et où se rencontraient des hommes de nationalités très diverses. Lorsque Jésus s’y rendit, la ville était dans l’état décrit en Marc 2:2: “Beaucoup de gens se rassemblèrent donc, à tel point qu’il n’y avait plus de place, même aux abords de la porte.” C’était un vrai capharnaüm! Pour désigner des paroles peu intelligibles, vides de sens, on parle de “patenôtres”, forme francisée du latin pater noster que l’on récitait au début de l’oraison dominicale dans l’ancienne liturgie catholique. La connotation péjorative du mot “patenôtres” trahit l’indifférence des assistants à l’égard d’une cérémonie qu’ils ne comprenaient pas, dans une langue qui leur était étrangère.
C’est par un cheminement différent que l’“Oncle Sam” en est venu à personnifier le gouvernement des États-Unis. Un jour, un certain Elbert Anderson décida d’apposer les initiales EA — US (Elbert Anderson United States) sur son magasin. À la même époque, un inspecteur du gouvernement du nom de Samuel Wilson était surnommé “Oncle Sam” (Uncle Sam). Comme on demandait à un employé la signification des initiales “US”, celui-ci répondit en manière de plaisanterie: “Uncle Sam.” Voilà la modeste origine d’une expression qui a fait le tour du monde.
Une autre expression d’origine américaine, due au fermier virginien C. Lynch (1736-1796), donna le verbe “lyncher” et tous ses dérivés. Selon le Dictionnaire général de la politique, “Lynch était un fermier de la Virginie qui trouvait plus simple de se faire justice lui-même que de recourir aux tribunaux: il était à la fois le juge et le bourreau. L’imagination populaire, frappée sans doute des excès de ce redoutable justicier, a consacré son nom en l’entourant d’un prestige sinistre; le juge Lynch est encore un sujet d’effroi à cause des souvenirs vagues mais terribles qu’il rappelle, et des appréhensions qu’il cause dans un pays où personne n’est sûr de ne pas être lynché le lendemain”.
La contribution de l’Afrique
Ici, en Afrique, de nombreuses expressions ont surgi à partir des langues locales. Certains termes n’ont pas quitté le sol de l’Afrique, mais d’autres, comme le mot “safari”, se sont largement répandus. En souahéli, safari signifie “partir pour une expédition de chasse”. Il implique souvent une progression difficile sur des pistes poussiéreuses et mal tracées, à travers une jungle luxuriante et sous l’ardeur du soleil tropical. Mais vous pouvez aujourd’hui, même en France, partir confortablement en safari, grâce aux moyens de transport modernes et aux routes goudronnées qui mènent aux magnifiques réserves dans lesquelles les animaux vivent en liberté.
“Jumbo” était jadis le nom d’une divinité d’Afrique occidentale. À présent, il s’applique à tout ce qui a des dimensions imposantes, par exemple un chariot à portique dans les mines ou bien un avion gros porteur.
L’Afrique a également enrichi les langues modernes en fournissant le nom de certains aliments. Ainsi le mot “banane” est d’origine guinéenne. Au dix-neuvième siècle, lorsque les zoos firent leur apparition dans toute l’Europe, les noms africains des animaux se transmirent dans les langues telles que le français. On peut citer “okapi” (Congo), “gnou” (Afrique du Sud), “chimpanzé” (Angola), mouche “tsé-tsé” (Botswana), etc. Bien que ce soit plus rare, certaines expressions sont également d’origine africaine, notamment “faire la bamboula”, qui provient du bantou. De même, sans qu’on sache exactement comment, l’île de Zanzibar, en Tanzanie, a donné son nom au jeu de zanzi, plus connu comme ancêtre du quatre-cent-vingt-et-un.
Les apports récents
En constante évolution, le langage s’enrichit sans cesse d’expressions nouvelles. Par exemple, quand les Russes satellisèrent en 1957 le premier “spoutnik”, le mot fut immédiatement adopté dans d’autres langues, accompagné d’un cortège de mots à terminaison en “-nik”, le plus célèbre étant le mot “beatnik”. La vogue de la mini-jupe lança la mode des “mini-”, tels que “mini-crise”, “minibus”, “mini-guerre”, etc. On appelle même “mini-États” certains petits États indépendants d’Afrique australe, comme le Botswana, le Swaziland ou le Lesotho. De même, la sensibilisation récente du public aux problèmes liés à la pollution a fait fleurir les mots “écologie”, “écosystème”, “écotone”, “autoécologie” et “synécologie”.
Il est vraiment intéressant d’examiner les langues que nous parlons et de voir comment les expressions idiomatiques ou insolites leur donnent de la couleur et de la vie. Mieux connaître l’origine de ces expressions nous aide à bien comprendre ce que nous lisons et notre style parlé ou écrit devient plus expressif. Nous n’avons vu dans cet article qu’un petit nombre d’expressions curieuses. Aussi vous interrogez-vous peut-être sur l’origine de beaucoup d’autres formules. Si votre curiosité vous entraîne trop loin, vous risquez de perdre beaucoup de temps et de vous lancer sur de fausses pistes. Heureusement, il existe de bons dictionnaires étymologiques, mais ce sont des “oiseaux rares” qu’il n’est pas toujours facile de “dénicher”.
[Illustrations, page 13]
C’est un petit oiseau qui me l’a dit.
L’épée de Damoclès est-elle suspendue au-dessus de votre tête?
Qui aime bien châtie bien.