La traversée de l’Atlantique sur un bateau en papyrus
De notre correspondant au Danemark
“UNE meule de foin flottante”, “un cygne de papier”, “un nid d’oiseau flottant”. Telles sont quelques-unes des épithètes données à l’étrange bateau qui, le 17 mai 1969, quitta un port marocain. Il ne ressemblait à aucun navire connu actuellement. Et pourtant, son capitaine, Thor Heyerdahl, l’ethnologue qui dirigea il y a une vingtaine d’années l’expédition du Kon-Tiki, se proposait non seulement de prendre la mer dans cette embarcation, mais également de traverser l’Atlantique jusqu’en Amérique centrale, une distance de plus de 6 000 kilomètres !
Le caractère primitif du bateau ne manqua pas d’étonner les milieux scientifiques. En effet, il était construit presque entièrement en tiges de papyrus et rappelait les anciennes barques qui sillonnaient le Nil à l’époque des pharaons. Pourquoi Heyerdahl utilisa-t-il un bateau aussi insolite ? Que voulait-il prouver par sa traversée de l’Atlantique ?
L’énigme de l’Amérique centrale
Son but consistait à éclairer une question débattue depuis longtemps, qui était de savoir s’il existe un rapport entre les civilisations des pays méditerranéens et celles que les Espagnols ont trouvées en Amérique centrale lorsqu’ils y ont débarqué il y a quatre ou cinq cents ans. Cette question préoccupe beaucoup de savants.
Les conquistadores qui traversèrent l’Atlantique à la suite de Christophe Colomb, ne trouvèrent pas en Amérique de simples nomades primitifs. Ils y rencontrèrent des scribes, des architectes, des artistes, des astronomes et des chirurgiens émérites dans des villes bien organisées administrées par les prêtres du culte du soleil. Ceux-ci possédaient un calendrier plus exact que celui qu’on utilisait en Europe. Les chirurgiens étaient capables de réduire des fractures, d’embaumer les morts et de pratiquer des trépanations. Les conquistadores trouvèrent aussi des routes pavées, d’énormes aqueducs, d’impressionnants ponts suspendus, des monuments artistement sculptés, des pyramides et bien d’autres ouvrages remarquables.
Aujourd’hui, seules les ruines de ces civilisations demeurent. Les Européens cupides ravagèrent et pillèrent les villes, réduisant en esclavage ceux des habitants qu’ils n’avaient pas massacrés pour leur refus d’accepter le catholicisme. Si les rois-prêtres et leurs armées n’opposèrent guère de résistance à la poignée de soldats espagnols, c’est parce que selon une de leurs traditions “des hommes blancs barbus” venus d’outre-mer leur avaient apporté la civilisation. Ils pensaient que ces nouveaux arrivants se présentaient également en amis.
Était-ce par simple coïncidence que les habitants d’Amérique centrale connaissaient la technique de la trépanation, qu’ils avaient des pyramides, des momies, le culte du soleil et des rois-prêtres, tout comme les anciens Égyptiens ? Se pouvait-il que leur tradition fût fondée sur des faits réels ? Des “hommes blancs barbus” avaient-ils traversé l’Atlantique, entraînés par le courant marin qui prend naissance au large de la côte nord-africaine ?
“Jusqu’au vingtième siècle, écrivit Thor Heyerdahl, on a cru que la civilisation n’avait qu’un seul berceau, situé dans la région des pays bibliques, d’où elle se répandit à travers les continents et les océans jusqu’aux confins du globe.” Selon le récit biblique de la Genèse, les premières villes bâties après le déluge se trouvaient en Mésopotamie, région située entre le Tigre et l’Euphrate, d’où les hommes furent dispersés “sur la face de toute la terre”. — Gen. 10:8-12 ; 11:8.
Un point de vue contesté
Les anthropologues à l’esprit critique contestaient ce point de vue. Ils considéraient la Bible comme “trop vieille” pour être de quelque valeur scientifique et historique. Influencés par la théorie de l’évolution, ils pensaient que la civilisation de l’Amérique centrale avait évolué indépendamment des autres cultures, et prétendaient que les ressemblances physiques et mentales entre tous les hommes les faisaient réagir de façon semblable dans des conditions analogues. Selon eux, Colomb fut le premier homme à arriver en Amérique, hormis les nomades primitifs qui, venant de la Sibérie, avaient traversé le détroit de Béring. C’est ainsi que fut élaboré ce qui en vint à être considéré comme un “fait scientifique incontestable”.
Quelques dizaines d’années plus tard, on commença à mettre en doute ce “fait scientifique incontestable”. D’autres savants trouvèrent des preuves que longtemps avant l’époque de Colomb des hommes avaient traversé l’Atlantique. On découvrit entre autres, à Terre-Neuve, une colonie établie par les Vikings. Le “fait scientifique incontestable” s’est donc révélé une simple hypothèse fondée sur des conjectures.
Les experts en la matière affirmaient également que la traversée de l’Atlantique ne pouvait se faire dans un bateau en papyrus comme ceux qu’utilisaient les Égyptiens. Les égyptologues étaient d’avis que ces bateaux ne convenaient qu’à la navigation fluviale et ne pourraient résister à la fatigue des mouvements de l’océan. Ils disaient aussi que le papyrus s’imprégnerait de l’eau de mer et commencerait à pourrir en moins de deux semaines.
Thor Heyerdahl ne se laissa pas influencer toutefois par cette opposition scientifique. Il croyait pouvoir démontrer la fausseté de ces théories modernes. Il avait d’ailleurs de bonnes raisons de se méfier des “autorités” en la matière.
Les “autorités” en la matière peuvent se tromper
Avant l’expédition du Kon-Tiki (lors de laquelle Heyerdahl a fait la traversée du Pacifique depuis l’Amérique jusqu’en Polynésie sur un radeau de balsa), tous les “experts” étaient d’avis que les anciens habitants de l’Amérique n’avaient pas porté leur culture aux îles du Pacifique au moyen de radeaux de balsa et de bateaux de roseaux. En 1943, J. E. Weekler écrivit que les Indiens américains ne possédaient pas de bateaux capables de tenir la mer et d’accomplir la traversée du Pacifique. Sir Peter Buck, expert en histoire polynésienne, exprima la même opinion dans un livre qu’il écrivit deux ans plus tard. Cet auteur fonda son affirmation, paraît-il, sur les dires d’un collègue, le Dr Kenneth Emory, conservateur du musée Bishop, aux îles Hawaii.
En 1942, le Dr Emory avait abandonné l’idée que les anciens Américains avaient eu des contacts avec la Polynésie, parce qu’un autre collègue lui avait dit qu’un radeau de balsa ne tarde pas à absorber l’eau et à s’alourdir. Ce collègue avait tiré ce renseignement d’un traité écrit par un spécialiste sud-américain, affirmant que le bois de balsa perd complètement sa flottabilité au bout de quelques semaines.
Le spécialiste, lui, avait lu un récit de voyages d’un Anglais qui, il y a environ un siècle, avait vu un radeau de balsa au large de la côte sud-américaine. Le capitaine du navire à bord duquel il se trouvait lui avait expliqué qu’en quelques semaines le bois de balsa “perd beaucoup de sa flottabilité”. On ne sait pas d’où le capitaine tenait cette indication. Toujours est-il que l’on a ajouté foi à ses paroles. Heyerdahl dit que “de nombreux experts ont transmis ces renseignements sans même mentionner leur source, et c’est ainsi qu’une simple opinion est devenue un axiome”.
Néanmoins, Heyerdahl parcourut 8 000 kilomètres à bord d’un radeau de balsa, prouvant par là que le prétendu “fait scientifique” était loin d’en être un. Il avait également de bonnes raisons de croire que les savants se trompaient concernant l’utilisation des bateaux en papyrus. Les égyptologues “experts” affirmaient bien qu’une telle embarcation ne pouvait tenir la mer pendant plus de quinze jours, mais aucun d’eux n’avait jamais vu un bateau en papyrus.
Des bateaux de roseaux capables de tenir la mer
Lors de l’arrivée des Espagnols, les Indiens américains de la côte du Pacifique, depuis la Californie jusqu’au Chili, se servaient de bateaux faits de roseaux. Ceux-ci étaient également utilisés sur plusieurs lacs mexicains. Des embarcations analogues étaient courantes “depuis l’Iraq jusqu’en Éthiopie, à travers l’Afrique septentrionale et centrale jusqu’au Tchad, au Niger et au Maroc, et même en Sardaigne”. — Hjemmet, 2 décembre 1969, page 7.
Quand les Espagnols atteignirent la côte du Pérou, ils y trouvèrent de nombreux bateaux faits de roseaux minces, liés en faisceaux. Ils étaient recourbés de façon élégante à l’avant et à l’arrière, et rappelaient les barques des Vikings. Certains de ces vaisseaux pouvaient contenir un équipage de vingt-quatre hommes, et ils fendaient sans difficulté les vagues déferlantes des eaux côtières de l’empire Inca.
“Les vases péruviens, écrivit Heyerdahl, datant d’une époque antérieure aux Incas, portent souvent des images de bateaux de roseaux à deux ponts chargés de passagers et de marchandises. Aujourd’hui encore, on construit des barques de roseaux assez grandes pour transporter le bétail sur le lac Titicaca, même par gros temps. Lors des voyages que j’ai faits en compagnie des Indiens des montagnes, j’ai été frappé par la capacité et la navigabilité de ces barques.” Même dans l’île de Pâques, île isolée de l’océan Pacifique, on a trouvé des monuments de pierre portant des images de bateaux de roseaux munis de mâts et de voiles.
Tous les experts ne pensent pas que les bateaux de roseaux étaient utilisés uniquement pour la navigation fluviale dans la région méditerranéenne et à l’est de celle-ci. L’ouvrage L’histoire des premiers navires (angl.) dit à ce propos : “Les navires de bois étaient inconnus en Égypte avant que les pharaons n’aient commencé à importer le bois. Des marins aventureux sillonnaient la Méditerranée dans des bateaux faits de papyrus et enduits de bitume.” Pline l’Ancien, célèbre écrivain latin, parle de voyages entre le Gange et Ceylan “effectués par des bateaux en papyrus pourvus d’un gréement provenant du Nil”. Ces voyages duraient généralement une vingtaine de jours.
Il était donc évident que les bateaux en papyrus pouvaient tenir la mer et résister pendant longtemps aux assauts du vent et des flots. Heyerdahl croyait que si un tel bateau pouvait flotter pendant plus de quinze jours sur les eaux de l’Atlantique, cela prouverait qu’il n’est pas impossible que des navigateurs de la région méditerranéenne aient atteint le continent américain et aient influencé la culture de ses habitants, cela longtemps avant l’époque de Colomb.
La construction du bateau
On se mit donc à étudier des images de barques égyptiennes dans les musées du monde entier. Le Dr Bjorn Landstrom, expert suédois en matière de dessins égyptiens de bateaux, se rendit au Caire pour copier des représentations des barques des pharaons. Le bateau de Thor Heyerdahl fut construit d’après ces dessins.
Les roseaux provenaient des marais de l’Éthiopie. En tout, douze tonnes de tiges de papyrus séchées, longues de trois à cinq mètres, furent transportées à travers les montagnes jusqu’au chantier situé derrière les pyramides égyptiennes. On utilisa des kilomètres de corde pour lier ces tiges en faisceaux, lesquels furent assemblés pour former la coque du bateau.
Quand celui-ci fut terminé, il mesurait environ quinze mètres de long et cinq mètres de large. Le fond avait un mètre cinquante d’épaisseur. La petite cabine d’osier située au milieu du bateau pouvait loger Heyerdahl et ses six compagnons. La voile trapézoïdale de coton brun, fixée au double mât, était frappée du symbole de Râ, un disque orange, car le bateau portait le nom de ce dieu-soleil égyptien.
Le voyage
Ce bateau unique en son genre fut transporté à Safi, le port le plus occidental que les anciens Égyptiens aient connu. Après avoir passé une semaine dans le port, le Râ fut remorqué jusqu’au courant des Canaries qui allait l’entraîner vers l’ouest. Voici le récit de Heyerdahl lui-même concernant la suite des événements :
“Sur les vagues, les bottes de papyrus se révélèrent aussi souples que des câbles en caoutchouc. De grosses rames se brisèrent comme des allumettes, mais aucune tige de papyrus ne se cassa. (...) Elles étaient aussi solides que des tiges de bambou et aussi résistantes que la corde. Trois semaines s’écoulèrent, puis quatre. Bientôt, nous avions parcouru une distance plus longue que celle qui sépare l’Égypte de la Crète, de la Grèce, de l’Italie ou de n’importe quelle autre partie de la Méditerranée [ils avaient donc dépassé de loin les prévisions des “autorités” en la matière]. Les grosses vagues continuaient de nous ballotter, (...) mais le papyrus conservait sa solidité et sa souplesse. Au bout de six semaines nous avions parcouru une distance aussi longue que celle qui sépare Copenhague du pôle Nord.”
Cependant, par la suite, le Râ rencontra une tempête à l’est des Antilles, et le papyrus commença à se détacher à tribord où le plancher de la cabine s’était usé au-dessus des cordes liant les faisceaux de tiges. De plus, une rafale brisa le mât. Quelques jours plus tard, Heyerdahl et son équipage durent abandonner le bateau, car la présence de requins les empêchait de faire les réparations qui s’imposaient. Leur voyage avait duré cinquante-deux jours ; ils avaient parcouru 5 000 kilomètres et se trouvaient à moins de 1 000 kilomètres de la Barbade, île des Petites Antilles.
L’expérience n’était pas un échec
Un examen de tous les faits révèle que malgré le naufrage par lequel elle se solda, l’expérience ne fut pas un échec. Heyerdahl était satisfait d’avoir obtenu “assez de preuves pour montrer qu’un bateau en papyrus peut tenir la mer”. Il expliqua que le naufrage était dû en partie au fait que lui et ses compagnons “avaient commis de nombreuses erreurs inévitables quand des hommes de notre époque essaient de piloter un bateau ancien sans y avoir été initiés”.
Un professeur d’université italien était du même avis. Il déclara : “L’arrière du bateau était trop bas. D’abord, les Égyptiens avaient refusé de construire cette partie du Râ. La forme qu’on a finalement donnée à l’arrière constitue une des raisons pour lesquelles une forte mer a endommagé le bateau si rapidement. En outre, l’expédition a rencontré un temps exceptionnellement mauvais.”
Il a donc été démontré que les fragiles bateaux de roseaux utilisés par les peuples méditerranéens pouvaient traverser l’Atlantique, et que certains d’entre eux ont peut-être effectué cette traversée soit volontairement, soit poussés par les vents et les courants. C’est ainsi que les marins auraient pu entrer en contact avec les habitants de l’Amérique centrale. Le cas échéant, ils sont probablement restés assez longtemps avec eux pour leur enseigner leurs arts, leurs métiers et leurs idées religieuses.