Le pain que nous mangeons
DANS un ristorante de Buenos Aires, en Argentine, les clients sont mis en appétit en regardant un porteño d’ascendance italienne lancer un disque en l’air et le rattraper. Il répète sa performance à maintes reprises, afin de confectionner une pizza. Au Liban, une ménagère fait sauter le même disque d’un avant-bras sur l’autre, tout en le faisant tourner pour qu’il reste bien rond. À Mexico, une jeune femme tapote une tortilla entre ses paumes, à peu près de la même manière que sa sœur de l’Inde lointaine.
La cuisinière éthiopienne s’y prend différemment quand elle prépare un injera. Elle se sert d’un récipient en métal pour verser le liquide épais sur une tôle circulaire, puis, d’un mouvement inverse à celui des aiguilles d’une montre, elle remplit la tôle en faisant des cercles toujours plus petits. En Europe et en Amérique, la ménagère pétrit une masse spongieuse et la laisse “monter”. En Chine, elle travaille et laisse “reposer” une boule semblable.
En fait, notre pain quotidien se confectionne de bien des manières et se présente sous des centaines de formes.
Certains des pains précités, quoique plats, contiennent des agents de fermentation, des substances qui les font “monter”. Cependant, la levure est surtout efficace quand la pâte est faite de farine de froment.
Le gluten
La farine de froment se distingue par la quantité de gluten qu’elle contient. Le dictionnaire décrit le gluten en ces termes : “Matière azotée visqueuse qui (...) contribue à la fermentation du pain.” C’est là, sommairement résumées, la constitution et la fonction du gluten. Cependant, une véritable opération chimique, d’origine divine, est à l’œuvre de façon invisible dans cette substance et dans la pâte que nous manipulons.
C’est sur un “champ de bataille” que j’ai fait ma première expérience avec le gluten. Tel était en effet l’état de ma cuisine lorsque, jeune mariée, j’avais voulu faire du pain pour la première fois. J’étais parvenue à produire des pains qui avaient diminué de volume au lieu d’augmenter. Ils étaient si compacts que des pharaons à la recherche de briques de seigle les auraient acceptés avec joie !
Mes essais suivants ont été moins désastreux, mais je n’atteignais pas la qualité que je désirais ; cela était dû aux ingrédients que j’employais. Mes problèmes ont disparu le jour où j’ai découvert que faire du pain avait quelque chose de commun avec l’étude d’une seconde langue. Les boulangers professionnels seraient sans doute sceptiques s’ils m’entendaient. Pourtant, quand on apprend une langue, il faut, à un moment donné, cesser de traduire et penser dans cette langue. De même, quand on fait du pain, il faut laisser de côté les mesures et penser consistance. Les ingrédients varient d’un endroit à l’autre et, ce qui est le plus important, le degré d’humidité de la farine ainsi que sa structure chimique diffèrent à tel point que s’en tenir à des quantités déterminées peut être catastrophique.
Prenez, par exemple, des ingrédients américains et suivez à la lettre une recette de pain français. Vous obtiendrez quelque chose qui n’a rien à voir avec les délicieuses baguettes qu’on vend à Paris. Julia Child, célèbre cuisinière, et Simone Beck, sa compagne, ont rempli onze pages pour donner une recette de pain français adaptée à la farine et aux substances fermentantes américaines. Il leur a fallu six autres pages pour en expliquer les diverses formes. Tout cela pour fabriquer un produit qui contient QUATRE ingrédients, dont l’un est de l’eau. Cependant, l’opération chimique est tellement délicate que si l’on s’écarte un tant soit peu des instructions, on n’obtiendra pas la saveur et la consistance de ce pain, célèbre de la Normandie à la Provence.
Il est vrai qu’on peut, en équilibrant bien les mesures, arriver à un certain raffinement. Mais ce qu’il nous faut, c’est un moyen sûr de faire un pain courant, nourrissant, qui a bon goût et qui se garde bien. Un conseil pourtant : Vous pouvez faire ce pain assez rapidement, mais, comme le dit Julia Child, vous perdez quelque chose si vous ne laissez pas se dégager la saveur de la levure. Aussi, autant que possible, je commence mon pain au moins la veille du jour où je veux le cuire, et je laisse monter la pâte à une température aussi fraîche que le temps et les moyens le permettent.
Nous avons donc devant nous de la farine, de la levure, du sucre, du sel, une boîte de lait et un peu d’huile végétale ou de beurre fondu. Pour le pain que nous allons faire, c’est tout ce qu’il nous faut. Si vous n’avez pas de sucre ou d’huile sous la main, cela n’a guère d’importance. Vous pouvez, au besoin, vous passer aussi de sel. Votre pain aura moins bon goût, mais il vous nourrira quand même. Les éléments essentiels sont la farine, la levure, le lait ou un autre liquide, même l’eau. Maintenant, confectionnons ce pain dans les conditions les meilleures.
La levure
En réalité, je ne mesure pas, et la recette que je vais vous donner a pour objet de vous apprendre à ne pas le faire. Mais comme vous n’êtes pas dans ma cuisine et qu’il y a une différence entre une cuillère à café et un litre, je parlerai en approximations, de façon que vous ayez une idée des quantités. Prenez une tasse d’eau chaude, mais non bouillante ; mettez-y une cuillerée à café de sucre et un paquet de levure en poudre ou un morceau de levure, et faites-les dissoudre.
Cette recette vous expliquera au fur et à mesure pourquoi vous faites telle ou telle chose. Peut-être ne le savez-vous pas, mais au moment où vous introduisez la levure dans l’eau, vous plantez un jardin. Et votre cuillerée de sucre sert d’“engrais”. Tandis que vous regardez cette “soupe” beige que vous venez de créer, vous assistez en réalité à une explosion botanique microscopique. Maintenant, ajoutez assez de farine pour épaissir votre soupe. Vous venez de donner à votre levure une nourriture substantielle qui lui permettra de proliférer. Mais vous avez aussi déclenché un autre drame invisible.
Le mariage entre le gluten et la levure a commencé. De même qu’elle éveille dans la levure une vie bouillonnante, l’eau libère le gluten de la farine et y développe de longs filaments microscopiques. Vous pouvez accélérer le processus en remuant. On pourrait dire, quoique ce ne soit pas techniquement exact, que c’est le début d’une relation symbiotique. Qu’est-ce qu’une symbiose ? C’est une association réciproquement profitable de deux ou plusieurs organismes dissemblables.
Mettons alors le mélange dans un endroit qui ne soit ni trop chaud ni trop froid. Si vous le voulez, ce petit “jardin” peut subsister pendant des jours, aussi longtemps que vous “l’alimentez et l’arrosez”. Vous pouvez laisser s’aigrir la pâte ou amorcer le processus avec du babeurre comme liquide, pour obtenir du levaina.
Peut-être est-il difficile de trouver de la levure où vous habitez ; dans ce cas, faites “croître” une grande quantité de levain si vous comptez faire du pain régulièrement. Ajoutez alors du liquide et de la farine (“nourrissez”-le) pendant un certain temps, jusqu’à ce que vous en ayez suffisamment. Vous devriez employer au moins une tasse de ce que vous avez préparé. Parfois, au cours des quinze premières minutes, vous voyez des bulles se former, ce qui indique que la levure est vivante et que tout ce dont nous avons parlé est à l’œuvre. Si vous ne voulez plus vous en occuper pendant plusieurs heures ou si vous désirez aller vous coucher, versez, tout en remuant, une tasse à une tasse et demie de farine. Si le mélange est trop gluant, ajoutez un peu d’eau. À partir de ce moment, il est presque impossible qu’il s’abîme, sauf si vous le placez dans un endroit trop chaud ou si vous le tuez par un excès de sel. C’est pourquoi je ne vous ai pas dit d’y mettre du sel.
La pâte commence à monter
Vous remarquez qu’à mesure que le temps passe, la pâte augmente de volume. C’est parce que les deux ingrédients croissent. Le gluten s’est développé en un merveilleux réseau cellulaire qui prend au piège le sous-produit naturel des organismes vivants. Vous-mêmes, vous êtes vivant, et le sous-produit de vos poumons est le gaz carbonique. C’est également le sous-produit de la levure en activité. Ainsi, les vrilles du gluten se glissent vers l’extérieur et vers le haut, s’entrelaçant, et elles enferment les gaz provenant de la levure vivante.
Quand le mélange a doublé de volume, remuez-le de haut en bas et ajoutez-y assez de farine pour pouvoir le travailler. Maintenant, vous allez commencer à pétrir votre pâte, ce geste séculaire des boulangers à travers le monde. Il vous viendra naturellement. Agissez surtout avec le plat de la main, ramenant la pâte vers vous avec les doigts, l’enfonçant et la repoussant de façon rythmique, tout en la faisant tourner. De nouveau, voyons ce qui se passe à l’intérieur. Vous stimulez l’activité du gluten et vous contribuez à en étirer et à en allonger les filaments. Vous le rendez plus résistant, un peu comme vous resserreriez l’armure d’une tapisserie en introduisant un plus grand nombre de fils de trame dans la lisse.
En confectionnant certaines sortes de pain, ou man t’ou, la ménagère chinoise utilise aussi l’action de la levure dans sa pâte. Mais quand il s’agit d’autres variétés, elle laisse “reposer” la pâte. La raison ? La cuisine chinoise est étuvée. Le pain chinois est donc cuit à la vapeur. Pour qu’il soit tendre, la pâte doit “reposer”. Les vrilles du gluten se détendent alors, se dessèchent et disparaissent. Le “dragon” dort. Rapidement, adroitement, la ménagère façonne sa pâte au repos en petits pains en forme de fleurs et les dépose au-dessus de la vapeur. Après quelques minutes, elle en retirera quelque chose d’intermédiaire entre du pain et une boulette de pâte bouillie. C’est délicieux !
Le même désir de ne pas stimuler le gluten est à l’origine de cet avertissement que l’on trouve dans les recettes de certains biscuits ou de galettes : “Travaillez légèrement.” Le pâtissier remue délicatement la pâte avec la fourchette ou les doigts, juste assez pour mélanger les ingrédients. Le but est d’obtenir un produit “sablé”, tendre au point de presque se casser.
Encore un peu d’attention et de travail
Regardons de nouveau notre mélange de levure, de farine et de sucre. Après l’avoir pétri pendant un moment, ajoutez-y le reste de vos ingrédients. Versez d’abord une boîte de lait concentré non sucré. Vous pouvez ajouter à ce lait une cuillerée à café de sel ou mélanger celui-ci à la farine sèche — ENVIRON 4 tasses. Cela peut aller de 3 tasses 1/2 à 5 tasses. À ce moment, vous désirerez peut-être ajouter 3 cuillerées à soupe d’huile ou de beurre fondu refroidi. Le pain se gardera mieux. Un peu plus ne ferait pas de tort, mais vous pouvez aussi vous en passer totalement. Remarquez que vous devez respecter uniquement la quantité de lait. Versez lentement la farine afin d’obtenir une boule. Ajoutez-en jusqu’à ce que la boule soit suffisamment homogène pour être enlevée du récipient et déposée sur une planche à pain enfarinée. Maintenant, travaillez votre pâte, pétrissez-la, continuez à ajouter de la farine, faites-la bien pénétrer et pensez toujours à ce que devient le gluten. Cela vous encouragera à ne pas vous arrêter trop vite — si vous ne voulez pas faire des briques !
En réalité, toutes les recettes de pain exigent du jugement. Elles vous disent de travailler la pâte “jusqu’à ce qu’elle soit lisse et élastique”. Regardez votre pâte. C’est la clé du succès. Elle devra avoir une apparence humide et collante, même quand vous y aurez introduit toute la farine. Mais elle changera un moment après, simplement sous l’action de votre main lorsque vous la presserez contre la planche. La surface deviendra lisse et vous sentirez se développer l’élasticité. La pâte ne s’ouvrira plus pour présenter un aspect gluant à l’intérieur. Si vous la séparez en deux, elle aura la même apparence à l’intérieur qu’à l’extérieur et sa consistance sera telle que lorsque vous tirerez elle résistera. À partir du moment où vous serez parvenue à obtenir cette qualité pour votre pâte, à partir de ce jour-là vous saurez faire ce pain... sans mesurer. La clé de votre succès ne réside pas dans votre connaissance des quantités de chaque ingrédient à employer, mais dans votre capacité de reconnaître quand la pâte a atteint ce stade. Et c’est cette connaissance qui vous permettra de surmonter les problèmes qui proviennent de la différence dans les ingrédients, des températures ou de l’endroit où vous vous trouvez.
Versez un peu d’huile dans votre récipient ou graissez-le, puis roulez votre pâte dedans afin qu’elle soit bien recouverte d’huile. Couvrez légèrement votre récipient avec un essuie-mains. Laissez votre pâte doubler de volume. Travaillez-la de nouveau un peu, puis déposez-la dans deux moules à pain graissés. La pâte doit toucher les extrémités, afin d’avoir un point d’appui pour monter. Huilez le dessus et mettez-la de côté pour qu’elle puisse doubler.
Quand vous aurez acquis de l’expérience avec cette recette, sans doute désirerez-vous en essayer d’autres de votre invention. Cependant, n’oubliez jamais que lorsque vous faites du pain, vous faites du “jardinage” et du “tissage”. Quand le fabricant de pizzas lance avec adresse son disque de pâte devant les spectateurs, il est en train de tisser les fils du gluten en un plat résistant pour les mets qu’il va servir dessus. La Libanaise citée plus haut fait à peu près la même chose.
Le moment du succès et de la satisfaction
Maintenant est venu le grand moment ! Non, ce n’est pas quand vous posez le pain sur la table. C’est quand vous le mettez au four chauffé à 180 degrés et qu’il commence à parfumer votre cuisine. Cet arôme vous fera éprouver de la satisfaction. Voulez-vous une croûte brillante ? Beurrez le dessus. Préférez-vous une croûte épaisse et qui croque ? Déposez un récipient plein d’eau sur le fond du four. La vapeur enfermera votre pain dans une croûte protectrice. Quarante ou cinquante minutes plus tard, votre pain doit être cuit. Démoulez-le, retournez-le et frappez un petit coup sec sur le dessous. Si le son est creux, votre pain est cuit.
Le pain peut être préparé de quantité de façons ; certains montent même sous l’eau. Les “bagels” (sorte de gâteau fourré) doivent bouillir deux minutes avant d’être mis au four. Dans l’injera, le pain éthiopien, certaines parties peuvent même être précuites puis incorporées à la pâte. Rien n’est impossible dans le domaine du pain, sauf de dire “non, merci” quand on vous le présente sortant tout chaud du four. Aussi, que vous préfériez la pizza, le piti (petit pain syrien ou arabe), le chapati, la tortilla, l’injera ou le man t’ou, des biscottes, des galettes, ou encore le flatbrød norvégien, essayez donc de faire vous-même votre pain.
— D’une de nos lectrices.
[Note]
a Pour plus de détails, voir Réveillez-vous ! du 22 décembre 1968.