Comment la chrétienté en est venue à faire partie du monde
L’EMPIRE romain, qui avait vu naître le christianisme, a fini par s’effondrer. Pour nombre d’historiens, cette chute de l’Empire romain a marqué la victoire définitive du christianisme sur le paganisme. Exprimant une opinion différente, l’évêque anglican Ernest Barnes a écrit: “Alors que s’effondrait la civilisation classique, le christianisme cessa d’être la noble foi de Jésus le Christ: il devint une religion jouant un rôle de ciment dans un monde en dissolution.” — L’essor du christianisme (angl.).
L’Histoire atteste qu’avant cet effondrement, aux IIe, IIIe et IVe siècles, ceux qui affirmaient suivre Jésus se tenaient, sous bien des aspects, séparés du monde romain. Mais elle révèle également le développement, annoncé par Jésus et ses apôtres, d’une apostasie portant sur les doctrines, la conduite et l’organisation (Matthieu 13:36-43; Actes 20:29, 30; 2 Thessaloniciens 2:3-12; 2 Timothée 2:16-18; 2 Pierre 2:1-3, 10-22). Par la suite, ceux qui se disaient chrétiens ont transigé avec le monde gréco-romain, et certains d’entre eux ont adopté le paganisme du monde (entre autres ses fêtes, son culte d’une déesse-mère et d’une triade de divinités), sa philosophie (telle la croyance en l’immortalité de l’âme) et son organisation administrative (visible dans l’apparition d’une classe du clergé). C’est cette forme altérée du christianisme qui a attiré les masses et qui est devenue une force que les empereurs romains ont d’abord tenté d’éliminer, puis qu’ils ont acceptée et cherché à utiliser pour leur propre compte.
L’Église conquise par le monde
L’historien ecclésiastique Johann Neander a montré les risques liés à ces nouveaux rapports entre le “christianisme” et le monde. Si les chrétiens décidaient de ne plus demeurer séparés du monde, a-t-il écrit, “la conséquence serait une confusion de l’Église et du monde (...) par laquelle l’Église perdrait sa pureté et, tout en prenant des allures de conquérante, serait elle-même conquise”. — Histoire générale de la religion chrétienne et de l’Église (all.).
C’est effectivement ce qui s’est produit. Au début du IVe siècle, l’empereur romain Constantin a essayé d’utiliser la religion “chrétienne” de son époque pour consolider son empire en voie de désagrégation. À cette fin, il a accordé la liberté religieuse aux soi-disant chrétiens et il a transféré à la classe du clergé certains des privilèges dévolus à la prêtrise païenne. On lit à ce propos dans la Nouvelle Encyclopédie britannique: “Constantin a sorti l’Église de son isolement par rapport au monde afin qu’elle accepte des responsabilités dans la société et il a contribué à ce que la société païenne soit gagnée à la cause de l’Église.”
Une religion d’État
Après Constantin, l’empereur Julien (361-363) a tenté de s’opposer au christianisme et de rétablir le paganisme. Mais il a échoué et, environ 20 ans après, l’empereur Théodose Ier a interdit le paganisme et imposé le “christianisme” trinitaire comme religion d’État de l’Empire romain. L’historien Henri-Irénée Marrou a finement décrit la situation: “Le christianisme, disons mieux le catholicisme orthodoxe est devenu à la fin du règne de Théodose la religion officielle du monde romain tout entier.” Le catholicisme orthodoxe avait remplacé le christianisme véritable et il faisait désormais “partie du monde”. Cette religion d’État était aux antipodes du culte pratiqué par les premiers disciples de Jésus, à qui il avait dit: “Vous ne faites pas partie du monde.” — Jean 15:19.
L’historien et philosophe Louis Rougier a écrit: “Le christianisme, en se propageant, a subi d’étranges mutations au point de devenir méconnaissable. (...) L’Église primitive des pauvres, qui vit de charité, devient l’Église triomphaliste qui compose avec les puissants du jour quand elle ne parvient pas à les dominer.”
Au début du Ve siècle, le catholique “saint” Augustin a écrit son œuvre principale: La Cité de Dieu. Il y a décrit deux cités, “celle de Dieu et celle du monde”. Cet ouvrage a-t-il contribué à une plus grande séparation des catholiques et du monde? On ne peut pas le dire. Le professeur Latourette déclare à ce propos: “Augustin a reconnu franchement [que] les deux cités, la terrestre et la céleste, sont étroitement liées.” Augustin enseignait: “Avec l’institution de l’Église [catholique], le Royaume de Dieu a déjà commencé à faire sentir son action dans le monde.” (Nouvelle Encyclopédie britannique, Macropædia, volume 4, page 506). Ainsi, quelle qu’ait été l’intention d’Augustin, ses théories ont eu pour effet un engagement plus grand de l’Église catholique dans les affaires politiques du monde.
Un empire divisé
À la mort de Théodose Ier (395) s’est officiellement produite une partition en deux de l’Empire romain. L’Empire d’Orient, ou byzantin, ayant sa capitale à Constantinople (appelée auparavant Byzance; aujourd’hui Istanbul), et l’Empire d’Occident, dirigé après 402 depuis Ravenne (Italie). La chrétienté se trouvait ainsi divisée dans le domaine tant politique que religieux. Relativement aux relations entre l’Église et l’État, l’Église de l’Empire d’Orient a suivi la théorie d’Eusèbe de Césarée (contemporain de Constantin le Grand). Ne tenant pas compte du principe selon lequel le chrétien doit être séparé du monde, Eusèbe estimait que si l’empereur et l’empire se faisaient chrétiens, l’Église et l’État formeraient une seule société, une société chrétienne où l’empereur agirait en qualité de représentant de Dieu sur la terre. Ce sont là, grosso modo, les rapports que les Églises orthodoxes d’Orient ont, pendant des siècles, entretenus avec l’État. Dans L’Église orthodoxe (angl.), Timothy Ware, évêque orthodoxe, en a montré les effets: “Au cours des dix siècles écoulés, le nationalisme a été la plaie de l’Orthodoxie.”
En Occident, le dernier empereur romain a été déposé par les tribus d’envahisseurs germains en 476. Cette date a marqué la fin de l’Empire romain d’Occident. Concernant le vide politique qui s’est ensuivi, on lit dans la Nouvelle Encyclopédie britannique: “Une nouvelle puissance a vu le jour: l’Église romaine, celle de l’évêque de Rome. Cette Église se considérait comme le successeur du défunt Empire romain.” Cet ouvrage poursuit: “Les papes de Rome (...) ont revendiqué pour l’Église un pouvoir séculier qui dépassait les limites de l’État-Église et ils ont développé la théorie dite des deux épées, selon laquelle le Christ a donné au pape, non seulement le pouvoir spirituel sur l’Église, mais aussi le pouvoir temporel sur les royaumes du monde.”
Les Églises protestantes nationales
Tout au long du Moyen Âge, les religions orthodoxe et catholique ont continué à être étroitement mêlées à la politique, aux intrigues du monde et aux guerres. La Réforme qui, au XVIe siècle, fonda le protestantisme, a-t-elle marqué un retour au christianisme véritable, celui qui se tient séparé du monde?
Non. On lit dans la Nouvelle Encyclopédie britannique: “Les réformateurs protestants de traditions luthérienne, calviniste et anglicane (...) sont demeurés fermement attachés aux conceptions d’Augustin, pour la théologie duquel ils ressentaient une affinité particulière. (...) Chacun des trois grands courants protestants du XVIe siècle en Europe (...) a reçu le soutien des autorités civiles de Saxe [centre de l’Allemagne], de Suisse et d’Angleterre, et a conservé vis-à-vis de l’État la position de l’Église médiévale.”
Plutôt que d’introduire un retour au christianisme authentique, la Réforme a donné naissance à une foule d’Églises nationales ou régionales qui ont recherché les faveurs des États et les ont activement soutenus en cas de conflit. Pour tout dire, les Églises catholique et protestante ont toutes deux fomenté des guerres de religion. Dans La religion vue par un historien, Arnold Toynbee a écrit au sujet de ces guerres: “Elles dévoilèrent les Catholiques et les Protestants en France, aux Pays-Bas, en Allemagne et en Irlande, les sectes rivales de Protestants en Angleterre et en Écosse, dans l’acte brutal d’essayer de se supprimer les uns les autres par la force des armes.” Les conflits qui, à notre époque, divisent l’Irlande et l’ex-Yougoslavie montrent que les Églises catholique, orthodoxe et protestante sont encore étroitement mêlées aux affaires de ce monde.
Doit-on en conclure que le véritable christianisme, qui se tient séparé du monde, n’existe plus sur la terre? L’article suivant répondra à cette question.
[Encadré/Illustration, pages 10, 11]
DU “CHRISTIANISME” À UNE RELIGION D’ÉTAT
JÉSUS n’avait jamais dit que le christianisme devrait un jour faire partie du monde (Matthieu 24:3, 9; Jean 17:16). Pourtant, les livres d’histoire nous apprennent qu’au IVe siècle de notre ère, le “christianisme” est officiellement devenu la religion d’État de l’Empire romain. Comment cela est-il arrivé?
Depuis Néron (54-68) jusque vers le milieu du IIIe siècle, tous les empereurs romains ont, soit organisé, soit autorisé la persécution des chrétiens. Gallien (253-268) a été le premier empereur romain à promulguer un édit de tolérance en leur faveur. Malgré tout, le christianisme est demeuré une religion prohibée dans tout l’empire. Après Gallien, la persécution s’est poursuivie et, sous Dioclétien (284-305) et ses successeurs immédiats, elle s’est même intensifiée.
Le tournant a été marqué, au début du IVe siècle, par la prétendue conversion au christianisme de l’empereur Constantin Ier. Relativement à cette “conversion”, on lit dans Théo — Nouvelle encyclopédie catholique: “Constantin se présente comme l’empereur chrétien. En fait il ne recevra le baptême que sur son lit de mort.” Quoi qu’il en soit, en 313, Constantin et Licinius (qui régnait sur une autre partie de l’empire) ont fait un édit qui accordait la liberté religieuse tant aux chrétiens qu’aux païens. On lit à ce propos dans la Nouvelle Encyclopédie catholique (angl.): “En accordant la liberté de culte aux chrétiens, ce qui signifiait que le christianisme était officiellement reconnu comme religio licita [religion autorisée] au même titre que le paganisme, Constantin a accompli un acte proprement révolutionnaire.”
Toutefois, la Nouvelle Encyclopédie britannique déclare: “Il [Constantin] n’a pas fait du christianisme la religion de l’empire.” L’historien Jean-Rémy Palanque, membre de l’Institut de France, écrit: “L’État romain (...) restait cependant officiellement païen. Et Constantin, en adhérant à la religion du Christ, n’a pas mis fin à cette situation.” Dans L’héritage de la Grèce et de Rome, le professeur Ernest Barker écrit quant à lui: “Mais le christianisme n’en devint pas aussitôt [après la victoire de Constantin] pour autant religion d’État. Constantin se borna à reconnaître le christianisme comme l’un des cultes publics de l’Empire. Au cours des sept décennies qui suivirent, les anciens rites païens furent toujours officiellement célébrés à Rome.”
À cette époque, donc, le “christianisme” était reconnu comme religion dans l’Empire romain. Mais quand est-il officiellement devenu religion d’État? On lit dans la Nouvelle Encyclopédie catholique (angl.): “Ses successeurs [ceux de Constantin] ont poursuivi sa politique, à l’exception de Julien [361-363], dont seule la mort a pu mettre brusquement fin à la persécution qu’il faisait subir aux chrétiens. Finalement, dans le dernier quart du IVe siècle, Théodose le Grand [379-395] a fait du christianisme la religion officielle de l’Empire et a supprimé le culte païen dans les cérémonies publiques.”
Le bibliste et historien F. Foakes-Jackson confirme cette analyse et révèle en quoi consistait cette nouvelle religion d’État: “Sous Constantin, le christianisme et l’Empire romain étaient alliés. Sous Théodose, ils furent unis. (...) À partir de ce moment, le titre de catholique devait être réservé à ceux qui adoraient le Père, le Fils et le Saint-Esprit avec une égale révérence. Toute la politique religieuse de l’empereur était axée sur ce but; en conséquence, la Foi catholique est devenue la seule religion autorisée des Romains.”
Jean-Rémy Palanque a écrit: “Théodose, tout en combattant le paganisme, a pris position également en faveur de l’Église orthodoxe [catholique]: son édit de 380 prescrit à tous ses sujets de professer la foi du pape Damase et de l’évêque [trinitaire] d’Alexandrie et prive les dissidents de la liberté de culte. Le grand concile de Constantinople (381) renouvelle les condamnations contre toutes les hérésies, et l’empereur veille à ce que nul évêque ne les soutienne. Le christianisme [trinitaire] nicéen est bien alors la religion d’État. (...) L’Église est étroitement unie à l’État et jouit de son appui exclusif.”
Ainsi, ce n’est pas le pur christianisme de l’époque des apôtres qui est devenu la religion d’État de l’Empire romain. C’est le catholicisme trinitaire du IVe siècle, imposé de force par l’empereur Théodose Ier et pratiqué par l’Église catholique, qui, elle-même, fait toujours partie du monde.
[Crédit photographique]
L’empereur Théodose Ier: Real Academia de la Historia, Madrid (Foto Oronoz)
[Crédit photographique, page 8]
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